30 août 2016

Archive : entretien du roi Baudouin avec Margit Fjellman en 1971

Au début de l'année 1971, le roi Baudouin accorda une audience à Mme Margit Fjellman, une journaliste suédoise. Elle venait de publier en Suède une biographie sur la reine Astrid, traduite en français aux éditions bruxelloises Arts et Voyages. Cette journaliste avait la particularité d'avoir côtoyé la mère du roi Baudouin durant six mois en 1923 : elles se trouvaient dans la même classe à l'école Saint-Botvid, un pensionnat français près de Stockholm. Trois ans plus tard, Margit Fjellman couvrait les fiançailles puis le mariage de la princesse Astrid de Suède et du prince Léopold de Belgique. L'objet de l'audience accordée au Palais de Bruxelles était donc la remise officielle d'un exemplaire de cet ouvrage paru en 1970, année du 35ème anniversaire de la disparition tragique de la reine Astrid. 

Cette rencontre a abouti à un entretien dont « Le Patriote / Le Nouvel Illustré » en fit le compte-rendu en exclusivité de langue française. Une démarche rare, pour ainsi dire inédite du vivant du roi Baudouin, puisque le cardinal Suenens publia en 1995 un ouvrage sur base notamment de notes personnelles du souverain décédé depuis deux ans. Voici donc le compte-rendu de l'entretien tel qu'il fut rédigé par Margit Fjellman. 

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Le roi Baudouin me mène aux confortables fauteuils placés devant le feu ouvert et m’invite à prendre place en face de lui. Je suis tellement absorbée par la personnalité du Roi que j’oublie d’observer les détails de la décoration intérieure, à part les magnifiques tapisseries. Le roi Baudouin est plus mince que je ne l’avais pensé. Il a conservé quelque chose de très jeune dans son apparence mais son visage est celui d’un homme mûr. Le regard de ses yeux, dont l’iris est d’un bleu intense – il n’y a rien à faire : comme un ciel bleu d’été nordique –, me fait presque sursauter. Il ressemble tant à celui de sa mère. Ses yeux sont bons. Je suis de plus en plus frappée par le degré auquel il ressemble à la reine Astrid. Son sourire franc et chaleureux. Son amabilité. C’est comme s’il souhaitait que son interlocuteur se sente heureux et satisfait. En effet, c’est ce qui arrive. J’ai rencontré les trois enfants d’Astrid et de Léopold, j’ai parlé avec eux, et je constate maintenant que c’est Baudouin qui, à mon avis, ressemble le plus à sa mère. 

Le Roi : « Tout d’abord, je voudrais que vous me dédicaciez le livre ».

Il l’ouvre aux premières pages vierges. Ce fut un peu brusque. Je ne m’y étais pas préparée. Comment écrit-on une dédicace à un roi ? Hésitante, je demande si je puis écrire ainsi : « A Sa Majesté le roi Baudouin, très respectueusement de l’auteur ». 

Le Roi : « Non. Quelque chose de plus personnel. Je veux que vous y indiquiez « au fils d’Astrid » ». 

Bon. Toute ma réserve, née de tout ce que j’ai entendu dire sur la stricte étiquette de la Cour de Belgique, m’abandonne. J’écris une dédicace personnelle : « au fils d’Astrid ». Le Roi est satisfait. Nous pouvons commencer à parler. Le ton de sa voir est chaleureux quand il dit : « Je veux vous remercier d’avoir écrit ce livre. J’ai été très, très touché. Vous avez fait revivre ma mère pour moi ». Le Roi a en effet déjà lu le livre. Avant que le livre lui soit remis officiellement, le Roi a reçu un exemplaire de celui-ci, afin que lui aussi que moi puissions tirer le plus grand profit possible de l’audience. Je lui pose une question : « Votre Majesté n’a-t-elle pas de souvenir personnel de la reine Astrid ? ». 

Le Roi : « Seulement physiquement. Je n’avais que cinq ans lorsqu’elle est morte. Je me souviens de sa présence, de sa tendresse, je me rappelle que nous étions en quelque sorte entourés de bonté ». Soudain, sa voix se fait plus ferme et il me regarde droit dans les yeux : « Si j’ai l’épouse que j’ai eue, j’ai l’impression que c’est parce que ma mère a veillé spécialement sur moi ». 

Fiançailles à Ciergnon en 1960
Il y a un silence. C’est comme si les mots du Roi avaient été suivis de points de suspension. Je romps le silence : « J’ai assisté à la réception de Ciergnon, Sire, lorsque vous présentiez votre future épouse à une foule de journalistes de la presse internationale. Je vois encore comme vous aviez l’air heureux ». Le roi Baudouin rayonne lorsqu’il entend que j’étais à Ciergnon en ce jour inoubliable. 

Le Roi : « Ah oui, vous étiez là et avez pu voir combien nous avions l’air heureux ? Alors je veux seulement vous dire que nous sommes encore plus heureux aujourd’hui. Notre bonheur ne fait que croître. C’est ainsi le vrai amour. Une stagnation voudrait dire un retour en arrière ». 

Je dis qu’un tel bonheur est vraiment un cadeau princier. Le Roi est d’accord avec moi. Il ajoute que sans cela il ne pourrait agir comme il le fait. Les répliques du roi Baudouin sont si simples, si franches et elles vous vont droit au cœur. C’est comme s’il voulait témoigner de ce que son épouse représente pour lui. Il veut parler de ce dont son cœur est rempli. 

Le Roi : « Je dois vous dire que pendant ma vie entière personne ne m’a jamais autant parlé de ma mère qu’elle. C’est elle aussi qui a renoué les relations que nous entretenons avec les membres de ma famille en Suède. Il y a eu une longue interruption pendant de nombreuses années mais sur son initiative le contact fut repris et je rencontrai à nouveau ma famille suédoise ». 

Le voyage en Suède – qui a été répété depuis – fut entièrement réussi et le couple royal belge eut beaucoup de joies à voir les membres de la famille du roi Baudouin du côté de sa mère. Le roi voulut attirer l’attention sur les sentiments d’affection qui les lient, lui et la reine Fabiola, à la princesse Margaretha de Danemark. 

Le Roi : « Nous l’aimons. Et elle aime la Reine ». 

Il parle aussi de leurs sentiments d’affection et d’admiration pour le roi Gustave Adolphe. Le roi Gustave Adolphe a fait une excellente impression en Belgique lors de sa visite officielle en 1966. La Belgique a peut-être reçu d’autres visites officielles plus importantes mais aucune – il le souligne – n’a laissé une impression aussi profonde que celle du Roi de Suède. Il ajoute : « On aurait à peine pu croire qu'un homme si âgé ait pu susciter notre enthousiasme. Ce fut pourtant le cas. C’était le rayonnement même du Roi qui fit une telle impression ainsi que son vif intérêt pour tout ce qui l’entoure ». 

Visite en Belgique du roi Gustave VI Adolphe en 1966

Je demande à Sa Majesté si c’est exact, comme je l’ai entendu dire, que lui et la Reine souhaiteraient faire ensemble un voyage à travers toute la Suède ? 

Le Roi : « Oui, nous en avons parlé mais la question qui se pose est quand pourrions-nous le faire ». Le roi Baudouin rit : « Ce sera peut-être seulement lorsque nous serons pensionnés. Nous sommes constamment occupés par tant d’obligations. La Reine aurait, par exemple, désiré vous rencontrer aujourd’hui pour pouvoir vous entendre parler de ma mère. Mais il ne fut malheureusement pas possible d’insérer cela dans son programme. Cela pourrait peut-être être arrangé plus tard ». Le roi Baudouin ne veut pas tout de suite abandonner la conversation au sujet de leur mémorable visite en Suède : « Je n’ai malheureusement pas eu l’occasion de montrer grand-chose de la Suède à la Reine, mais j’ai pu lui montrer Fridhem ». 

Les enfants royaux à Fridhem en 1937 avec
leur grand-mère la princesse Ingeborg
Fridhem – la résidence d’été des grands-parents du Roi située près d’une baie de la mer Baltique – était un véritable paradis pour leurs enfants et petits-enfants. Même le souvenir en est devenu comme un point d’attache dans leurs existences. On les appelait « la famille heureuse ». Je demandai un jour au frère de la reine Astrid, le prince Charles, s’il pouvait me raconter un souvenir particulièrement mémorable de Fridhem – nom qui signifie la Maison de Quiétude. Le Prince m’a répondu un rien mélancolique que « chaque jour qu’il nous a été donné de passer ensemble fut un jour de bonheur ». Le roi Baudouin me raconte que lors de la visite à Fridhem, lui et la Reine se sont promenés sur des sentiers cachés que le Roi pensait vaguement reconnaître depuis sa première enfance. Et à deux, ils étaient entrés dans la petite maison de jeux, la merveilleuse petite maison, le coin enchanté où d’abord trois sœurs et un frère et ensuite toute une rangée de petits cousins adoraient se réunir pendant l’été à Fridhem. 

Le Roi : « C’est étrange comme les odeurs peuvent vous rappeler le passé. J’ai fermé les yeux et respiré l’odeur humide si spéciale qu’il y avait à l’intérieur de la petite maison et j’eus l’impression, pour un bref moment, d’être ramené à mon enfance. Que la présence de ma mère me frôlait ». 

Nous parlons de la signification que peut avoir un être pour son entourage – non pas le moins à une époque difficile et harassante telle que la nôtre que nous vivons. Comment une personne peut exercer une influence, qui se propage comme des ronds sur l’eau, et redonner espoir. La reine Astrid est encore aujourd’hui un symbole vivant pour de nombreuses personnes. Je raconte à son fils que j’ai reçu tant de lettres de personnes inconnues, qui ont voulu témoigner de l’importance que son image a eu dans leur vie. Comment elle, d’une étrange manière, les avait aidés à passer les moments les plus difficiles de leur vie. 

Le Roi : « N’est-il pas remarquable qu’un être qui a vécu si peu de temps sur la terre puisse avoir une telle importance après sa mort ? ». Il a, lui-même, rencontré tant d’exemples du fait que la mémoire de la reine Astrid reste encore si vivante. Il y a quelque temps, il assistait à l’inauguration d’un salon de l’automobile. Le Roi : « Un Français devait me faire la démonstration de voitures exposées. Il n’a pas dit grand-chose à propos des automobiles. Pendant les cinq minutes environ qu’il avait à sa disposition, il a parlé presque tout le temps de la reine Astrid ». 

C’est comme si l’on ne pouvait jamais assez dire ce qu’elle a signifié, ce qu’elle signifie encore toujours. Je veux à mon tour en donner un exemple au Roi. Dans un numéro de « L’Illustration » publié à la mémoire de la Reine après son décès, on peut lire ce qui suit, dans la description de l’enterrement : « Grâce à une merveilleuse invention de la science (la radio, n.d.l.r.) l’humanité avait une seule âme en cet après-midi de deuil ». J’ajoute que les occasions lors desquelles l’humanité déchirée et divisée n’a eu qu’une seule âme ont dû être extrêmement rares. 

Margit Fjellman : « Sire, les minutes sont-elles comptées ou puis-je vous raconter un souvenir de votre enfance ? ». 

Le Roi acquiesce. Ses yeux ont un reflet de curiosité lorsque je commence à raconter. Il va pouvoir se retrouver lui-même à l’âge de quatre ans avec sa mère. C’était à un nœud de chemin de fer dans la Suède centrale (Laxa) où des trains venant en sens opposés étaient conduits sur des voies différentes. Je regardais par une fenêtre du corridor et vit arriver un train sur la voie la plus proche. Lentement sa vitesse fut ralentie et je pus voir en face de moi au travers d’une vitre d’un compartiment. La distance pouvait être d’un à deux mètres. Je regardais droit dans le wagon-restaurant et vis quatre personnes assises autour d’une table. Celle qui attira tout de suite mon attention était une dame en noir, tout en deuil, très belle et entourée d’une sorte de halo. A côté d’elle, il y avait une petite fille de sept ans, les cheveux raides coupés courts. En face de la dame en noir, il y avait un petit garçon vêtu d’un costume de flanelle grise. A côté de lui, une puéricultrice à l’uniforme blanc empesé. Le quatuor me fascinait. Soudain, je sursaute. La dame en noir était la reine Astrid. Portant le deuil du roi Albert décédé cette année-là. Je ne l’avais pas revue depuis qu’elle m’avait souri pendant la réception officielle offerte à l’occasion de ses fiançailles avec le prince Léopold, chez le Ministre belge à Stockholm en 1926. Comme elle avait changé. Ce que j’avais vu à Stockholm en 1926 n’était que l’ébauche du splendide portrait que la vie avait maintenant terminé. Il n’y avait plus grand-chose à ajouter au portrait. Un an plus tard, la reine Astrid n’était plus. 


Le potage venait d’être servi à la table. Le petit garçon ne veut pas manger. Il se jette en arrière sur son siège, fait une grimace de dégoût. Sa maman le regarde sévèrement et fronce les sourcils. Le prince Baudouin – maintenant je sais qui est l’enfant – n’en détache pas son regard. Il soupire un peu. Prend docilement la cuillère et commence à manger. Alors sa mère lui sourit, encourageante, éblouissante, inoubliable. C’est un sourire que l’on n’oublie pas quand on l’a vu une fois. Comment l’a-t-il dit encore, le vieil antiquaire bruxellois, lorsque je l’ai questionné que la reine Astrid : « Quand on l’avait vu sourire une fois, on se disait que le monde n’était peut-être pas aussi mauvais tout de même ». Et il ajouta : « C’est peut-être pour cela que nous l’aimions tant. Mais qui peut expliquer l’amour, Madame ? ». 

L’expression du visage du roi Baudouin – lorsque je lui raconte cet épisode – rappelle comme un écho ses premières paroles lors de l’audience : « J’avais été très, très touché. Vous avez fait revivre ma mère pour moi ». De quoi peut-on parler sinon de bonté lorsqu’on s’est, dans le souvenir, donné rendez-vous avec la reine Astrid, la reine des Belges dont son père le prince Charles de Suède, chef suprême de la Croix-Rouge, disait : « Astrid ne pouvait plus vivre – elle était trop bonne pour ce monde. Elle était aimée comme bien peu sur cette terre ». 

Margit Fjellman : « Sire, le monde d’aujourd’hui est si cruel et tellement divisé. Vous croyez tout de même que le bien vaincra le mal ? ». 

Le Roi : « Mais naturellement. Bien que de nombreux événements qui se déroulent en ce monde que nous vivons paraissent effrayants, je crois qu’il existe beaucoup de bonté, même si elle ne se montre peut-être pas tellement à l’extérieur. Je pense, par exemple, que nombreux sont les parents qui veillent sur leurs enfants avec le plus grand amour et leur assurent tous les soins inimaginables. Qu’il y a un grand nombre de personnes qui aspirent à donner une signification à leur vie ». 

Margit Fjellman : « La destruction de la nature, ne constitue-telle pas un aspect inquiétant de notre temps ? ». 

Le Roi : « Oui, mais j’estime tout de même qu’il est réconfortant que la conscience se soit éveillée lorsqu’il s’agit de la destruction du milieu qui nous entoure. Je trouve tout particulièrement rassurant que ce soit la jeunesse qui marche en tête pour sauver et conserver la nature, qui est la condition même de nos possibilités de vie sur cette terre ». Le roi Baudouin croit à la jeunesse d’aujourd’hui. Il estime qu’elle réagit sainement sous de nombreux aspects. Qu’elle aspire à donner à la vie une signification, en se choisissant comme but les vraies valeurs humaines.

Margit Fjellman au Palais de Bruxelles
L’audience est terminée et le roi Baudouin prend congé de moi. Notre entrevue a duré trois quarts d’heure. Ce fut une rencontre dans le milieu le plus solennel, une rencontre fructueuse pour les deux personnes impliquées – le roi des Belges et la journaliste suédoise, qui compte parmi les privilèges de sa vie d’avoir appris à connaître la reine Astrid et d’avoir pu la voir quotidiennement, même si ce ne fut que pendant une brève période de sa jeunesse. Lorsque je laisse derrière moi le Palais et prend place dans la voiture de l’ambassade de Suède, mes pensées continuent à évoluer autour de l’événement que je viens de vivre. La personne du roi Baudouin m’a impressionnée. Sa ressemblance avec sa mère m’a profondément touchée. La pureté de ces deux êtres, la mère et le fils… Le rayonnement du Roi a conduit mes pensées « aux chevaliers sans peur et sans reproche ». Mais notre entrevue ne fut pas tellement solennelle et la conversation ne se maintint pas uniquement sur ce plan élevé.

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